almonds of doom
La question parmi toutes les questions du monde que je préfère me poser quand je suis point par point, centi par centi, les lignes d'un récit: mais pourquoi donc écrit il/écrit elle ça? De quoi ça parle? Où sont les fils du dirigeable? Et de me perdre comme tous les autres dans les profondeurs aqueuses d'une histoire surgie d'un nulle part aux amonts insondables, si l'on osera un instant contourner les fils des images, les fils des testaments, les fils des bouts de cultures qui brillent dans les pebbles de la rivière qui s'écoule, bourdon d'échos en plein, vers un autre inconnu sans esquisse de forme, même, à peine tenu entre les mandibules d'un forceps de symbolisme, de métaphores, à peine décelable, à tâtons, dans un gros nuage d'intentions sans précédents; à tâtons dans un mystère qui avance de son propre chef, ignorant du commun des récits qui aiment à mirroirer le monde, l'époque, les soucis, la psychanalyse ou la caverne de Platon, on s'interroge: mais pourquoi il/elle raconte ça? Pourquoi cet univers? Pourquoi se passe-t-il ci, pourquoi subvient-il ça, c'est une belle question qu'on peut retourner comme un gant, en: il n'y a rien à dire ici, il n'y a rien qui veuille porter de la voix ou du sujet, il n'y a rien qu'on manipule, il n'y a rien qui se reflète dans ces murs de miroirs disposés en regards d'eux-mêmes si ce n'est une lumière toute vide qui donne un vertige de rien, comme un geste nihiliste, auquel on rétorquera, dans le bonheur du flou, qu'il y a tout à trouver dans un mystère total qui s'amplifie par lui-même, à commencer par le vertige de la fantaisie vraie, totale, toute puissante, qui sait, toute sirupeuse de son pouvoir, complètement vous entourer dans son corps, jusqu'à cacher les tentacules qui la lient à ses origines, aux rangées des bibliothèques, ces tentacules mêmes qui, si souvent, attachent nos pupille dévoyées de lecteurs aux aguets à la terre ferme de l'exegesable, qui tuent le feu des histoires en retraçant le sentier jusqu'aux mythes, aux incunables classiques qui ricanaient et glaçaient déjà tout le sang de la lectrice humanité quand nous étions encore dans les couilles de nos pères, jusqu'aux ancêtres, jusqu'aux vrais inventeurs, ceux qui ébauchaient les plans des machines volantes qu'on s'ébroue encore à essayer de faire marcher correctement dans la flaque de notre soit-disant modernité.
En toute liberté lisible, en se foutant de l'Histoire, Vollmann aurait pu écrire You Bright & Risen Angels sans le luddisme il y a deux mille ans, Volodine aurait pu écrire Dondog sans Omar Raddad au dix-septième, Denis Johnson aurait écrit Fiskadoro sans Oppenheimer il y a six mille ans, Ben Marcus aurait composé son Age of Wire & String avant que Snorri Sturluson achève son Edda (je crois même bien qu'il l'a fait), Roussel dessina le plan de son Locus Solus avant qu'un concile admirable ne s'accorde et n'emmêle ses nerfs sur tous les vers à lire de la guerre de Troie raconté à sa descendance moderne. Et puis, dès le mystère caché directement dans l'envers de sa couverture et de sa quatrième, sur l'eau, un accident, le Children's Hospital, achevé en 2006 par un étudiant tardif en pédiatrie, avance sans revendication, à même la croûte des mythes de l'Occident sans pourtant en évoquer un seul, et irradie le réel de ses lecteurs dans un grand splash de fantaisie glaciale, cruelle, radicale.
Sur le livre en carton, dans les angles de la croix rouge, un grand point d'interrogation. Dans l'intrigue (pas en carton), une idée d'abord lisible, une prophétie en kit, un deuxième déluge, pas tout à fait un apocalypse, qui engloutit l'humanité en même temps que son monde, et un hôpital - son service pédiatrique, ses enfants mourants - flotte tout entier sur le növö monde-océan pour raconter le jour d'après. Des anges pourvoient les survivants en tout (inclus, l'hôpital qui pousse des annexes pour la survie luxueuse des survivants, une machine à synthétiser n'importe quoi, n'importe quoi scénaristique, j'adore), les harcèlent du regard et de messages d'amour sans pour autant être des réveils matins vraiment fiables, et, surtout, assurent le récit, écrivent les nouveaux évangiles, avec, au premier plan, un ange enregistreur, instance à témoigner, à raconter, homme dans une autre vie (je ne spoilerai pas le reste), qui raconte l'histoire de Jemma Claflin, l'interrompant à peine dans les interstices, Jemma interne sans conviction, désespérée, quasi postergirl de la résilience (frère autotrucidé par le torse à 17, maman suicidée dans l'incendie de la maison familiale après la banale mort de papa), au centre de la tourmente, au centre de l'apocalypse même, bientôt héroïne, bientôt magicienne d'un don à ne pas révéler non plus pour ne pas tout gâcher; l'hôpital des enfants qui reste et qui existe par sa fonction, d'abord, avant tout le reste, avant les questions aux anges, permanents mais insondables, tout le temps sur l'épaules des survivants comme la douleur des enfants suppliciés, tordus, débiles, baveux, fous, obscènes, et là, dans le déroulement de l'âpre l'après, la forme racée, allongée du récit dont chaque chapitre, sans compter les interstices, lance ses propres enjeux, ses propres aventures, ses propres concentrations, se joue tout le mystère du livre, la grande boucle imperturbable de l'histoire, de sa cruauté, la grande Raison de sa mise au monde effroyablement douloureuse. On pourrait simplement, injustement, juste louer la grande Imagination de Chris Adrian, si son récit ne s'attelait pas, sans mansuétude, tortueux, à se dérouler en d'aussi effroyables, impitoyables Ecritures de la souffrance sans ordonnée. Dans le grand après, tout le monde a perdu tous les siens, tout le monde ignore pourquoi il demeure, où, dans les limbes ou sur les flots, et il n'y a rien d'autre à achever que l'explication du titre, l'hôpital est un hôpital, il doit donc s'y dérouler, en premier lieu, des événements d'hôpital, d'autant que les enfants vont de mal en pis, survivants à vif, quand tout le reste de l'humanité a été rayé de l'existence, qu'on semble avoir épargné pour mieux supplicier. L'écriture même est cruelle, n'ignorant aucun détail des maladies congénitales, accidentelles, terminales des enfants, enfilant les images glaçantes, très innovantes, de "chair dense", d'urine, de squelettes broyés souffreuteux, de folies priapiques, frontalités dégeulasses (et, de savoir-faire, délicieuses) contre les corps, quand le regard de Jemma même exulte l'overdose des supplices mêmes ("quand le patient était très gros, on avait l'impression d'être à un barbecue"), sans que jamais n'écume l'ironie ou la distance, débordant en tout point d'humanité, de sagesse dans le face-à-face avec ces épîtres incarnés de souffrance humaine. Dans la population de médecins, de parents, d'illuminés, de petit personnel qu'abrite hôpital, on ne verra jamais un microcosme de l'humanité, mais, pour coller à un beau réel tangible de faits, une petite multitude d'individus plausibles, beaux, laids, égoïstes, un rescapé amnésique de l'océan de mort au comportement lamentable, des mères insupportables, des amies qui trahissent, une parodie de neo-democratie qui condamne ses héros. Rien ne se passe vraiment pour illustrer quoi que ce soit, même pas le débarquement final, même pas l'accouchement d'une nouvelle humanité, plutôt sa parodie jouée et scénarisée par des survivants désespérés de comprendre ce qui leur arrive, de ce qui leur est arrivé, juste de la survie qui s'organise, un quotidien qui se déroule dans l'ennui de pages en creux, quelques événements sans explications qui surviennent juste pour emmener des conséquences, un hôpital qui doit se réinventer quand ses patients deviennent des miraculés, puis redevient un hôpital quand la mort se remet à rôder pour finir le travail de l'apocalypse. Il y a, juste, un décor, des événements terribles, des gens normaux qui font face, qui abandonnent, qui ne font plus face, dans le feu bleuâtre d'une écriture terrible, puissante, épuisante, pas tout à fait virtuose, tout à fait visionnaire. Je ne tenterai pas le comptage des moments de bravoure, la matière du texte est trop dense et trop friable, sachez donc, juste, on ne comprendra rien du pourquoi de cet hôpital qui flotte à douze miles au dessus des restes du monde, on saura juste que ce qui s'y déroule est passionnant, juste, comme dit le Dr. Chandra, au bout du monde qui demeure, face à la douleur totale qui subsiste après la fin du monde, une question soulevée par l'immense stratagème obscène du livre, "There's a whole hospital worth of misery out there (...), it was never part of my life, taking care of kids with a piece of soggy fucking origami where their heart should be. Why do I have to deal with it now? What's the point? What are we being trained for, anymore? What? (...) Why, why, why?"
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