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mercredi, février 14, 2007

Bilocations: retour d'Against The Day.

Voilà quelques jours que j'ai finalement achevé ma plongée dans ce long codex infini, et déjà, une sorte de douce terreur s'est emparé de moi: et si Against The Day était la dernière proposition de Thomas Pynchon, et si le roman était son aussi testament? La sentence est terrible quand on quitte un Pynchon, de se retrouver sans le bruit toxique en plein de sa littérature, elle est atroce quand on imagine que c'est peut-être la dernière fois effectivement qu'on le fera. Une fin souriante, forcément amère, ambiguë, achève de tendre un arc doré, ondulant, pleureur au-dessus de ce roman bien plus sentimental qu'il n'y paraît. Halte aux diatribes ridicules, donc, d'abord, il y a ici quelques âmes, quelques personnages mirifiques et adorés, Pynchon ne laisse pas sa voix épeler et reépeler tendrement les noms et petit noms de Yash, Kit, Reef, Dally sans raison, et certains d'entre eux, si modernes, si hésitants, devraient même vous manquer une fois l'épilogue parisien achevé. Je dois avouer avoir beaucoup peiné à se laisser dérouler l'action sautillante, un peu absconse, criblée d'ellipses et presque tranquille qui fait les dernières deux cent quatre vingt pages du livre, et pour cause, je ne veux rien dévoiler (il y a des formidables enjeux de suspense pur dans ce récit, si vous voulez bien encore le croire), mais le récit reprend mystérieusement son souffle après avoir tout soufflé en un des paragraphes les plus littéralement vertigineux qu'il m'ait été donné de lire, isolé (c'est le seul?) par trois petits points magiques comme une halte d'Arno Schmidt et par la phrase fabuleuse qui donne son titre au roman.
Mais l'épilogue, annoncé par un littéral coup de magie reliant la quatrième à la cinquième partie (entre un faux vrai père et sa vraie fille, mais je ne veux, encore, rien gâcher) a vite fait de rappeler la raison: ce livre aurait pu faire mille pages de plus, le monde aurait pu passer deux fois plus de temps avec ces personnages et leurs détours, leurs épanchements et leur costumes de scène, leurs glissements et leurs actions idiotes, et bêtement, doubler encore son temps de bonheur. Et encore: le redémarrage forcené de la grosse machine après "la grosse explosion" et les deux pieds dans le plat de la quête (je n'en dirai pas plus, mais c'est dessiné sur la couverture), qui ne fait pas que massacrer, en queue de poiscaille, tous les enjeux du gros récit (la mort du Tycoon, les retours aux bercailles, l'amour pour Pugnax, l'amour pour les Chums), zigzague bien, ou plutôt, oscille, dans une direction, et bien dans la bonne. Il y a là, quelque part, dans le détail sinueux du texte et de ses ressacs absurdes, ses mouvement de pendulier entre Trieste et les Balkans, le Mexique et L.A., les missions informes qui perdent toujours leur raison d'être quand les guerres éclatent parce que les guerres éclatent toujours, un immense coup de théâtre qui devrait donner du fil à retordre à beaucoup d'universitaires, à beaucoup d'artistes, à tant d'écrivains dans les années à venir. Je tenterai de pas en dire plus (vous pouvez toujours regarder le titre de ce post et vous mettre à fouiller, c'est quand même le but premier de ma contribution), mais il faut quand même que vous sachiez: Pynchon a réinventé la texture du texte, il a réussi à le feuilleter par l'envers, et ses personnages n'errent plus seulement dans des dédales, ils ne se content pas de se croiser et percuter, "to bump into each other", sans cesse par hasard d'un bout à l'autre du monde, d'un bout à l'autre de leur vie, ils habitent le récit de partout, de tout temps à la fois. On n'a pas assez parlé, je trouve, de la belle forme de déploiement du roman, en paragraphes sans titre, sans rang, souvent assez courts. Je ne l'ai réellement réalisé qu'à l'orée du récit, mais si cette forme lui donne son rythme, très langoureux, assez éloigné des embarrées graphomanoires, paniquées, à toute birzingue de GR, ou des longs paragraphes verticaux et tout granuleux de descriptions, tout hoquetés de tirets, de Mason&Dixon, elle lui donne aussi son architecture, les axes de sa machinerie aux points d'entrée multiple, éminemment souple, recouvrable, dépliante. Il y a des expériences de lecture à faire dans cette fausse linéarité un peu ronflante, dans les identités qui flottent et fluctuent, dans les lettres qu'elles s'envoient, les figures sombres qui font chuter quelques chapitres sans se dévoiler, et, sûrement, dans ces longues, très longues périodes, où certains personnages, morts ou vivants, vaquent à l'occupation de l'autre côté de la cosmogonie du roman sans que l'on en entende parler à l'avant-plan du récit qui se déroule. Je vous disais plus avant quelques déceptions, je vous disais aussi que je pressentais la naïveté de cette dernière, comme si, à ce point de sa carrière, Thomas Pynchon pouvait encore trébucher et se répéter malgré lui, je parlais bien sûr bien mal, je parlais bien vite, le roman est tout à fait crucial, tout à fait inédit dans son fatal accomplissement.
Ensuite, pour en finir avec les bilocations, on me pardonnera quelques divagations (je n'évoquerai tout de même pas celles du père Pio) et quelque écart. Parce que pour reposer mon âme en tournée en Suède, j'avais emmené The People of Paper de Salvador Plascencia, premier roman, petite chose défendue sans surprise par McSweeney's, qui évoque la guerre sans merci que se livrent un narrateur et ses personnages. Je prie le ciel pour que la bluette qui irrigue cette jolie extravagance metafictionnelle (avec tout ce qu'il faut de brics et brocs typographiques, jusqu'à de très, trop, bien trop précieux trous dans la page) soit de pure fiction (le narrateur s'appelle Salvador Plascencia, et tous les détails du décor sont autobiographiques, diantre), mais surtout, en le lisant, je ne pouvais m'empêcher de penser à ce qu'un amateur de gore social comme Dennis Cooper, ou un statisticien des limites comme Evenson aurait accomplir avec un tel stratagème entre les griffes; enfin, j'ai surtout maugréé du noir, à chercher des vertiges, à chercher des salissures et des vertiges dans le texte, des vraies incarnations magiques, des moments de panique, en vain, parce que je cherchais certainement au mauvais endroit. Petite chose touchante, The People of Paper est un bon vieux moteur binaire, qui ronronne avec quelques fulgurances bien vite aplaties, sans amonts et sans conséquences, qui a juste souffert de me prendre en stop quand je sortais d'un bolide à voyager dans le temps. En conclusion, parce que je cherchais désespérément du vertige et des bilocations, j'ai entamé cette minuscule idiotie d'Audrey Niffenegger, The Time Traveler's Wife, qui narre les banales amourettes à rebours et à l'endroit entre une bêtasse linéaire et un beau qui saute en avant ou en arrière dans sa vie à chaque tressaillement de sa conscience. Au-delà de l'ambition réelle, absolument minuscule, de l'entreprise littéraire, c'est la rigidité du récit qui m'a le plus étonné, la manière dont Niffenegger réarrange les détours et les boucles temporelles en récit linéaire et chronologique bête à manger du foin, augmenté s'il vous plaît en chaque chapitre de date et âges respectifs des protagonistes, histoire que personne ne s'emmêle les pinceaux. Dans le genre, j'avais rarement lu une entreprise plus misérablement rétrograde d'amputation idéologique et philosophique, une asphyxions plus radicale de fantaisie. Je me suis dit, comme notre époque est étrange, comme elle ne veut s'accorder aucune liberté, aucune remise en question de la rigidité de sa pensée, comme elle aime rester campée sur la médiocrité de son imagination, et j'ai eu comme envie d'enfouir mon visage dans les replis brûlants d'Against The Day, y retourner encore quelques jours, en pension, avant de me remettre à fouiller dans les coins et recoins du reste de l'usine à fantaisie. Une cure de Reed, Charles Simic, Steve Erickson, est dans les starting-blocks.
En épilogue, je ne peux non plus passer sous silence la bande-son de mes jours et de mes nuits, depuis un certain temps, que j'erre dans le P. et ailleurs, une certaine idée de bilocation temporelle (1979 et 2006) aussi, et une image de front qui pourrait s'appeller contre le jour, ce bel album du norvégien Hans-Peter Linstrom qui s'appelle "It's A Feedelity Affair" et qui compile la quasi intégralité des maxis du garçon sur son label Feedelity. On vous l'a vendu comme un héros disco, peut-être, et c'est exactement ça, et aussi exactement pour ça que j'en suis resté éloigné un temps, avant d'y revenir en courant via Morgan Geist et ses mirifiques Unclassics. Lindstrom malaxe avant-hier, mais après-demain en même temps, en faisant rouler la matière dans la paume, un petit sorcier. J'en veux pour exemple, cadeau, "Further Into The Future", odyssée liquide habitée d'une sorte de dévotion magique, mélodie, arrangements, à ses répétitions, à ses écarts, à ses excentricités, tout à fait possédée, habitée, vibrante, linéaire et abyssale, diviniment gracieuse dans sa faculté à ne jamais s'apesantir sur aucun de ces détails, et, si j'oserais un emprunt immense, "un véhicule de pélerinage celeste qui se serait transformé en sa propre destination". Amen, et salutations à mes lecteurs bienveillants - bien plus spécialistes! - et à leur intérêt.

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