vous auriez du me voir
prendre un taxi à quatre heures, tituber de fatigue pour aller glisser sur de la glace, sauter à cloche-pieds dans des flaques glacées, côtoyer ces grands types au regard sombre et, toujours, toujours, baisser les yeux et feindre un courant d'air pour ne pas les courroucer (en fait j'imagine qu'il faut vraiment s'y mettre à plusieurs, pour les dérouter de leur trajectoire de départ)
d'après quelques explications sur lesquelles j'aurais tort de revenir, le russe fait peur dans la famille, depuis à peu près huit générations, ça date de l'époque où quelques ancêtres, avec un seul m à leur nom, avant qu'on vienne à Vienne, vivotaient par là-bas, et les russes venaient enlever les enfants pour les enrôler de force et les envoyer à une mort certaine en Crimée ou ailleurs. il fallait ruser. ils jouaient le rôle des méchants.
ou peut-être ça date plus simplement de maintenant, ici, des images toutes grises toutes faites qu'on a tous dans la tête.
quoi qu'il en soit, j'aurais aimé une seule chose, tellement fort, pendant tout le temps où j'étais là-bas, c'est arrêter d'avoir peur, presque en permanence. ça m'embarrasse de le dire, je le dis une fois pour toute.
après, je répète: vous auriez du me voir. le froid rend glorieux, quoique sévèrement emmitouflé.
je suis arrivé à Moscou un paquet d'heures après avoir décollé de Paris
je suis passé par Copenhague, où j'ai discuté un peu avec une dame russe curieuse, qui se demandait d'où je venais et où j'allais
je me disais "et bien ils parlent anglais" mais l'augure était fausse, très fausse.
en atterrissant j'ai remarqué les plafonds en cuivre, évidemment, après j'ai attendu longtemps à la douane, changeant deux fois de file parce que c'était l'heure de la pause ou quelque chose comme ça
Nicolas, de Rostov, est venu me chercher, parce qu'il se trouve qu'il était à Moscou, dieu sait comment je me serais débrouillé sinon, il m'a amené à la gare (une des huit), on a traversé la ville à toute vitesse et je n'ai rien vu ou presque, à part, déjà, la texture permanente, glacée, de la chaussée, et les enroulements serpentins du trafic de lada. et puis, on ne se refait pas, j'ai aussi vu le gris, les éclaboussures sur les capots. à la gare il voulait me mettre dans un train pour Nijni plus tôt, parce que lui partait quarante minute avant moi pour Rostov, ça l'embêtait de me laisser tout seul dans cette grande gare toute grise, toute grise, toute noire, on a donc parcouru plusieurs quais glacés en allers et venues, tous bagages en bandoulières
glacés
oui, j'ai oublié de parler du froid piquant, immédiatement, en sortant de l'aéroport, en allant à la voiture. on le remarque en premier, avant le gris, le froid. d'abord c'est une gentille claque, de l'air frais qui semble translucide, juste avant qu'il attaque. après, on ferme son manteau et on enfile ses gants et son bonnet. je ne les ai jamais oubliés nulle part, mes gants et mon bonnet.
finalement: il est bien parti quarante minutes avant moi, d'une autre gare qui plus est. Il m'a déposé dans une grande salle d'attente mal éclairée, blindée de gens, ma première foule russe, et j'aurais aimé ne pas être terrorisé. j'ai gardé gants et bonnet comme une armure, j'ai eu beaucoup trop chaud, et j'ai fixé ce vieillard aux yeux vitreux, qui fixaient une grande télé criarde (il y en a partout, dans ce pays, des télés criardes), des pubs nokia tout le temps, en pensant, je ne dois pas rater ce train, mais dehors, il fait si froid
je suis finalement sorti, affamé, attendre le train dehors, une demi heure avant l'heure dite, et il était déjà là. j'ai foulé à nouveau ce quai, tremblottant de froid et de peur aussi, et j'ai trouvé ma place sans encombre. il était six heures. je devais arrivé à Nijni-Novgorod vers 1h30 du matin. je ne voulais pas dormir parce que je ne voulais pas rater mon arrêt. j'étais pourtant épuisé. une jeune fille m'a vu débarquer dans la cabine ouverte
vous auriez du me voir
elle n'a pourtant pas esquissé un sourire, elle ne m'a pas aidé à tenir ouverte la trappe pour ranger mes sacs, et elle s'est couchée à 19h, après avoir crié dans son téléphone portable. juste à côté des soldats se tenaient dans l'obscurité
j'ai oublié de vous parler de l'odeur, de pétrole, de tabac, de sueur, déjà sur le quai. dans le wagon, elle est piquante et rassurante à la fois. je ne sais pas où je vais. la pravadnik le sait quand je lui donner mon billet, mais on ne m'a prévenu de rien, surtout pas qu'elle me préviendrait quand on arriverait à nijni. alors je m'allonge, je tente de lire un peu de Giles Goat-Boy je ferme les yeux, j'écoute le train trembler, avancer au ralenti, s'arrêter, tout le temps, sans explication, les coups sur la carcasse métallique, le froid dehors la chaleur dedans ça fait du boucan, et la radio qui crie aussi, je m'endors quelques temps, je sais que mon téléphone sonnera quoi qu'il arrive avant minuit parce que je l'ai réglé pour ça. je suis en russie et je roule quelque part.
sept heures plus tard
je répète en boucle "nijninovgorodnijninovgorod? here?" à tout le monde, à côté de la porte du compartiment un homme ivre s'écroule
le quai n'est pas éclairé, le froid me saute au visage, je vois mes premiers chiens sauvages.
un autre homme très grand se tient à ma chute du wagon avec un mot dans les mains, il me le tend, sans sourire, ou alors je ne le vois pas. j'apprendrai plus tard: il s'appelle Igor, c'est le mari de Barbara, directrice de l'Alliance Française de Nijni
il m'emmène à l'hôtel, me dit le mot, on traverse un hall gigantesque, on saute dans une petite voiture glacée, Igor me demande "froid?" je réponds que oui, "je ne suis pas habitué" mais je ne sais s'il comprend ma réponse
puis, un instant plus tard, je m'écroule dans un lit transparent, comme je laisse lester comme un gros bébé, je repense à mes peurs, je me trouve tellement ressemblant.
Demain: j'appelle Barbara en me levant, je déjeune d'oeufs frits très gras, elle vient me chercher, et Bolshaya Pokrovskaya est baignée de soleil clair. Elle m'achète une carte, on boit un café, on rejoint l'Alliance, juste avant la Volga. Je la regarde pour la première fois, je la trouve: grande/grande/blanche/grande. Elle fait mal aux yeux, aussi, au soleil (je rectifie, de plus tard: elle éblouit aussi dans une tempête de neige mouillée). On mange dans un restaurant tex-mex un peu posh avec Guillaume, et je découvre l'étrange vie des expatriés du bout du monde (pour eux, Nijni, c'est rien). A l'Alliance tout le monde est très gentil, je me sens choyé de manière indécente, je ne dis pas non. Je rencontre une petite flopée d'étudiants francophiles, qui se mettent en quatre pour trouver des questions à me poser. Encore une fois, je ne dis pas non. A la fin, deux étudiantes me proposent un tour de la ville, et on part faire le tour du kremlin. Je garde les yeux au sol, sans cesse, obsédé par l'idée de ne pas tomber. Le soir, je mange mes premières blini dans un restaurant baigné de lumière violette avec Guillaume et Julia, et nous nous baladons dans la neige, entre quelques maisons de bois en ruine (à un moment c'est celle de Maxim Gorki) dans une sorte de froid tellement prenant qu'il finit par nous envelopper dans une sorte de cocon de douleur tout à fait agréable. Julia m'explique que la ville dont elle vient, et dont j'ai oublié le nom (elle distribue pourtant de l'eau de source qui porte son nom dans toute la Russie), est la dernière ville fermée du pays.
Dimanche d'indolence, peut-être. Je suis réveillé par la radio, dans la rue, qui gueule ce truc de r'n'b russe dégueulasse qui me suit partout, avec son petit gimmick de rap chanté et son sample d'accordéon Je m'oublie dans mtv russia et un million de pub cryptiques. Léger, je vais manger chez Barbara, qui me présente Vassili, qui n'a qu'un an mais déjà un regard transperçant, et puis on va marcher, simplement, dans la neige. Je rentre seul, je regarde Gorbatchev dans une sorte de talk-show, et déjà, il est l'heure d'aller jouer au Club Wizard. Le propriétaire est affable et aime passionnément ses serveuses. On m'amène un repas et des interviewers, Barbara joue à l'interprète. La journaliste me demande si je suis marié et si j'aime la Russie, le photographe me dit qu'il est mime et qu'il aime "joedassin". Deux heures plus tard, sur scène, au milieu de "vikram" (titre provisoire, ndr), une fille vient me déposer un billet doux "dear DJ, please play something different, the people here don't like it!!!" et elle a entouré les trois points d'exclamation avec toute la tendresse certainement contenue dans son petit coeur tremblant. Compréhensif, je passe vite la fin noisée de "TVMIII", je regarde dans le vide, j'aperçois la floppée de la veille qui est venue en masse et qui danse. Je ne me pose pas une seconde la question du pourquoi je suis là, ici, en train de chauffer la salle pour la stripteaseuse. Qui m'empêche de rejoindre les loges avant de jouer, ce qui explique pourquoi une autre journaliste, complètement ivre, m'a demandé "why you stay here all alone can we join", alors que je broyais du vide avec ma bière (j'ai trouvé des photos de ce concert à Nijni sur un blog, j'imagine que c'est elle qui les a prises) effectivement seul, effectivement indolent, hypnotisé par une version hardbag dégueulasse du "Twisted Nerve" de Bernard Hermann. Pendant qu'on parle en buvant du champagne sucré, alors que j'attends sans inquiétude la stripteaseuse (j'ai perdus mes enjeux la veille de mon départ), j'entend une voix annoncer, une heure avant l'heure prévue, "olavielomm", et j'y vais circonspect et soulagé. Le temps de finir la galette qui tape et de démarrer l'ordinateur, je comble avec le kaoss. Une heure plus tard, sur le chemin du retour, le patron affable me dit gêné "my dj says your music is too futuristic, perhaps". Whatever. Je m'entends dans quinze ans. J'ai joué à Nijni-Novgorod.
La suite à Nijni est surtout attente. Mes notes disent, je descends seul dans la neige (la route vers la Volga est si jolie); l'une des deux journalistes de la veille, celle qui ne parle pas anglais, m'interviewe dans les bureaux de l'alliance, alors que, juste avant, j'ai fait la connaissance d'Alexis Chernorechenski (j'ai sa carte de visite sous les yeux), interprète zélé qui parle comme son écrivain préféré, Céline. Elle me demande ce que je pense de la Russie. Elle me propose une rencontre avec des musiciens électroniques russes. Nous allons ensuite manger, avec Alexis et Guillaume, pour trente roubles, dans une cafétéria vestige, décoré de vert et de lierre en plastique. Et nous dirigeons vers le conservatoire de Nijni, pour une première rencontre avec les étudiants, venus en masse, nous écoutons "Bruises" et parlons, pêle-mêle, de Phil Spector, de Cubase SX, de Boulez, de musique atmosphérique allemande (le directeur du conservatoire me parle de Cluster et a les yeux qui se mettent à briller). A un moment de la rencontre, je me dit, "c'est le meilleur moment que je passe depuis que je suis arrivé". Quelques temps après, j'ai remonté Bolshaya Pokrovskaya à contrevent, je me suis trouvé recouvert de neige, je râle, je suis en avance pour mon rendez-vous avec la journaliste du matin. Elle ne parle toujours pas un mot d'anglais. Je la suis, nous redescendons la rue que je viens de remonter dans l'autre sens. Trente minute plus tard, je bois un demi dans un petit bar mal éclairé, et je parle de Vitalic avec les deux garçons de Cannon Project. Ils me donnent un cd. Je l'écouterai ce soir avant de dormir, un poil gêné, un poil amusé. Ils font de la hard tech trancey abominable, mais ils y mettent tout leur coeur. Ce soir là, j'ai dû m'endormir vers 22h, en écoutant Highway 61.
Deuxième moment au conservatoire de Nijni. J'observe surtout cette jolie étudiante qui ne cesse de me relancer sur le matériel que j'utilise pour mixer ma morceau. Elle s'offusque du fait que je ne connaisse pas le modèle exact de mes enceintes, et que ce soit les même que j'utilise pour écouter de la musique. Elle a raison, je lui explique. Après je parle de mon amour des Kinks et je les perds un peu. Après avoir écouté "hello spiral" et "kopavogur", on me demande si je n'ai jamais eu envie de travailler avec des structures plus originales, et, un peu vexé, j'admets que mes structures sont très classiques, je m'en sors en parlant des Beatles et de Brian Eno. Ensuite je me la joue un peu, j'explique, "pourquoi les touristes prennent-ils des photos pour se souvenir des lieux qu'ils visitent, et n'enregistrent-ils pas les environnements sonores dans lesquels ils ont baigné?", alors que je me rappelle bien avoir oublié mon micro. Ce soir, je prend le train pour Samara, bientôt je ne pense plus qu'à ça. Donc, quelques heures plus tard, Igor me met dans mon compartiment, m'esquisse un sourire chaleureux en partant, et me laisse dans une cabine pour moi tout seul. Je plonge, satisfait, dans Barth, pravadnik agacée par mon empotement notoire m'amène un thé noir, et deux heures plus tard, deux dames, une jeune et une moins jeune, me rejoignent. Il fait très chaud dans le wagon, le samovar brûle à fond. Je m'endors vite. Le lendemain matin, j'échange trois phrases avec les dames, je leur dit "musicant", "france", et elles esquissent de me comprendre. La plus vieille s'arrête à Toliatti, où j'aurais dû jouer. La plus jeune change de train à Samara, et pousse jusqu'à Volgograd. Ce qui veut dire qu'elle a encore trente heures de train devant elle. Elle a une sorte de plaque étrange sur la lèvre supérieure, et quand on échange deux mots, elle met sa main devant son visage. Je me force à ne jamais lever les yeux de mon livre pour ne pas la gêner. Je me lève dès qu'on m'annonce "samara", mais le train continue à hoqueter pendant au moins une heure. Je regarde la banlieue interminable se dérouler, terrible et paisible, sous un beau soleil. Et puis, au loin, j'aperçois finalement la gare de Samara, anomalie ultramoderne après les cabanes en bois.
Je glisse en descendant, mais je me rattrape miraculeusement avant le trou d'un mètre qui sépare le train du quai. A dix mètres, Marjolaine me reconnaît, on peine rarement à me reconnaître dans ce pays. Elle me dépose à l'hôtel, je fais connaissance de je-ne-sais-plus-son-nom et de sa "flèche folle", une Lada minuscule mais anormalement âgée (elle a quinze ans), je regarde Samara dans le dégel, je foule déjà la ville en imagination, je sens déjà l'indolence indécente des jours à venir, Marjolaine m'explique qu'elle s'est prise les pieds dans le tapis de la gare et s'est méchamment étalée, ce qui explique sa triste hilarité et ses pansements sur les mains, et nous sommes déjà arrivés. Un peu après, elle m'emmène à Tinkoff, la brasserie/salle de concert où je joue demain, on me nourrit, on me pose quelques questions, mais ça discute surtout en russe, et, comme à chaque fois, je me laisse aller dans mes rêveries cependant que j'entends les mots aller et venir autour de moi sans jamais m'atteindre, à peine interrompu, quelque fois, par ce "racho" intempestif, qui rythme toutes les conversations. Je sais juste: il y a le patron, le leader de la troupe de danse, le vidéaste, qui vont animer mon live, en quelque sorte. Personne ne me parle, c'est très bien comme ça. Après, nous allons voir, à pieds, la Volga par le segment de berges le plus joli de la ville, il y en a trois, on traverse des grandes avenues sales, je fais la connaissance de Sieta, qui ne parle que russe mais qui est décidément adorable, elle me parle de Brian Eno, un peu plus tard, devant une bière, pour moi/une vodka, pour elle, et la Volga est très différente ici, très fière, et comme Samara n'est que d'un côté du fleuve, en face, c'est la nature sauvage. Il n'y a pas de pont. En été, il y a un bac pour traverser. En hiver, on rêve, même si certains roulent en voiture sur la glace. Il faudrait juste un peu de musique magique allemande, Cluster ou Tangerine Dream, pour souligner un peu les traits du paysage. J'ai mal aux yeux.
Demain matin, nous avons rendez-vous à neuf heures à la salle pour les répétitions. Hier soir, on a surtout bu du jus de pomme. J'ai rencontré Charlotte, stagiaire qui finit sa semaine ici et rentre le même jour que moi en France. Je suis mi-amusé, mi-agacé ce matin. Encore une fois, je regarde tout enjeu se déliter dans la confusion absurde, absurde, absurde, du spectacle de ce soir. Le vidéaste ne m'adresse pas la parole, mais les danseurs et les danseuses sont tous très souriants, ce sont exactement les mêmes que dans ce clip de Spike Jonze pour Fatboy Slim, je tente de vivre la chose en euphorie amusée. Pendant que je balance, je les regarde se rouler par terre dans tous les sens, se monter les uns dessus les autres, je me demande ce qu'il faudrait pour que j'arrive à les prendre au sérieux. Je ris souvent, bien affectueusement. Puis nous nous échappons, avec Marjolaine et Charlotte, vers les hauteurs de la ville. On traverse des avenues en ruine, des avenues en construction, je regarde une magnifique église perdue entre les barres de béton, et, après quarante minutes de voiture, nous arrivons à une sorte de nid d'aigle. D'ici, la nature tue tout, elle a l'air intact, et il fait froid. Bien plus tard, après une interview, une télé, on m'a demandé ce que je pensais de Samara, de l'attente, un concert écourté où j'ai à peine aperçu mes danseurs, rien vu des images (à un moment il y avait Poutine, m'a dit Marjolaine), j'entends "je suis un vrai musicien". On m'offre un assiette en terre cuite avec "CAMAPA" écrit dessus. Je rebois une nouvelle gorgée. Je pense à demain. Je signe quelques autographes en partant, pour des gens qui doivent s'imaginer que si j'ai tout ce chemin pour un concert, c'est que je dois être, peut-être, quelqu'un. J'y crois un instant avant de m'endormir, je sers au moins à ça. A quoi? Je disparais.
J'aimerais passer sur la suite de Samara le plus vite possible. Ce fut pourtant agréable, les jours se sont étirés tranquillement, sans méchanceté. Marjolaine et les gens de l'alliance se sont occupés de moi comme d'un gamin en vacances. Un jour, dans une petite tempête, j'ai même aimé être là, foulant la Volga glacée sous un ciel monochrome, Andrew Bird très bas dans le fond des oreilles, pensant à ici et pas à ailleurs. En remontant les rues, entre les chiens sauvages et les monceaux d'ordures enneigés, mon spleen a été remarquable. J'ai aimé être là. Un autre soir, dévasté à la vodka, au café, au cognac, au cigare, je me suis amusé, et si je ne m'étais pas endormi en pleurant, en répétant ton nom, si je n'étais pas resté vissé au lit toute la journée du lendemain, en regardant des documentaires sur l'Acadie sur TV5, peut-être que j'y repenserais aujourd'hui avec toute joie. J'ai beaucoup rêvé, ces jours, aussi. Je me suis rappelé des choses lointaines. J'ai bu un peu de champagne, j'ai parlé de moi à des gens qui ne me comprenaient pas. J'ai fait une autre conférence, au conservatoire, et j'ai été très ému de ce que me disait une professeur, comme quoi ma musique était très optimiste. J'ai passé de bons moments avec ces quatres musiciennes genevoises, qui font une musique pourtant si éloignée de la mienne. Je me suis perdu dans mon isolation. J'ai été heureux et malheureux en même temps. J'ai oublié de prendre des notes. J'en ai eu marre de prendre des notes. En disant aurevoir à Samara, j'ai parlé pour la première fois à cette fille qui m'avait souri tous les matins, bien cordialement, et qui m'a accompagné à la gare, et quand elle m'a dit "je parle mieux anglais que français" je n'ai même pas saisi l'occasion qu'on se comprenne mieux, j'ai continué à lui parler en français. A côté, quoi.
Quand je suis parti pour Moscou, il me restait en principe dix jours à tenir. En principe, je devais redescendre dans le sud, à Rostov, jouer à Taganrog, à Rostov, puis remonter à Moscou pour reprendre l'avion. Et puis quand je suis arrivé à Moscou, j'ai appelé Nicolas, qui m'a dit "le concert à Rostov est annulé, tu prends l'avion après-demain", et j'ai été très joyeux et très triste, simultanément, de l'apprendre. Mon dernier trajet en train a été très tranquille. Je me suis pris de passion pour Lanark, j'ai eu envie de pleurer, un peu, en finissant la partie de Thaw, et je n'ai pensé à rien d'autre. En sortant du train, j'ai reconnu Sasha immédiatement. Il ne m'a pas vu, a fouillé le wagon, et je l'ai laissé faire pour m'assurer que c'était bien lui. Nous nous sommes immédiatement entendu. Situons: mon concert à Moscou était le seul où j'étais proprement invité, par quelqu'un qui connaissait ma musique. Sasha aime beaucoup Active, et déteste l'electronica. Il s'amuse le week-end avec Pure Data et rêverait de faire venir Joanna Newsom. Malheureusement, il a pris trois jours à son travail pour s'occuper de moi, et les gens de son travail le harcèlent pour ça. A mon arrivée, il disparaît deux heures. Je m'oublie dans l'eau brûlante, je songe que dans deux jours je serai rentré. Je pleure seul, soulagé et déçu, ça ne m'était pas arrivé depuis une éternité, et il est déjà revenu. Nous allons voir, quand même, le kremlin. Je rencontre Vadim, fan de musique, avec qui je parle comme avec un vieil ami. Nous visitons le musée des arts du vingtième siècle, des sacs en plastique sur les pieds, on se fait crier dessus par des gardiennes d'un autre âge, on s'esclaffe en regardant quelques vieilleries cubistes des années soixante-dix, on se fait bousculer quand je prend en photo le siège historique du KGB, je reste sans voix devant le ministère des affaires étrangères et le mirifique, terrifiant Hotel Russia (bientôt à terre, m'explique Vadim), on mange dans un bouge à vodka tenu par une ancienne star soviétique, on boit des coups au Kult, où je joue demain. C'est un bon moment. Ca ressemble à un avant concert comme je les connais. Seule anicroche, deux policiers nous extirpent cinq-cent roubles, et me disent que mon passeport n'est pas en règle, que je ne suis pas enregistré, une petite carte de mon hôtel à Nijni ne suffit pas. Sasha, livide, me dit qu'il a raison. Il appelle un ami, qui confirme. Furieux qu'on ne m'ait rien expliqué, terrifié à l'idée qu'on m'empêche de repartir, je vais gâcher ma dernière journée à Moscou. Nicolas me donne le nom de quelqu'un à l'ambassade à voir le lendemain, je dois de toute façon récupérer mon billet d'avion. Je me fait limite engueuler, on m'explique qu'il est possible que je sois bloqué à la douane, que ça me coûte cher, trop cher. Je suis surtout désolé de la tête que je fais à Sasha en ressortant. Je luis demande d'être indulgent. Son téléphone sonne avant qu'il ait le temps de me répondre.
Quelques heures plus tard, l'équipe de Chill joue des bizarreries avant moi, The Shaggs ou Stereolab, je rencontre le gars qui fait Fitz Ellarald, l'autre qui fait truetypesounds.com, la plus jolie et la plus classe fille est sans doute la copine de Sasha, ça me rend joyeux, je joue un set raccourci devant une trentaine de gens attentifs. C'est le plus gros enjeu de ma tournée. J'allonge la fin noisée, que je joue pour la première fois. Je me fais limite engueuler par un ami de Sasha, retourné à la bière, qui me reproche de jouer de la progressive techno. Après dix-minutes d'explications, je lui fait comprendre qu'il va s'en prendre une et que je joue la musique que je veux. Il me répond, "you're a nice guy" et s'éloigne en titubant, j'ai un peu honte. Mais j'ai tellement d'adrénaline et de stress dans les avant-bras que je me sens prêt à tout, même à avoir honte. Sasha, lui, n'a de cesse d'essayer de rendre tout le monde extatique, il me ressert sans cesse des coups. Une fois la salle vidée, il vient me voir, l'oeil vitreux mais brillant, et me dit, "you rock, man". Un peu ivre, je lui parle comme si il était Robert, je commence à les confondre. C'était une bonne soirée. On prend un taxi, avec son frère, il me dit "after you'll be gone, i'll get depressed. I always get depressed when non-moscovites come here, because it reminds me of how moscovite people will always be moscovites". Quelques heures plus tard, je suis dans le taxi, pétrifié, il est sept heures du matin, Sasha se repose à côté. On arrive en avance à l'aéroport, mais je peux déjà embarquer. Sasha, adorable, refuse de partir tant que je n'ai pas passé la douane. Malheureusement pour lui, malheureusement pour moi, tout le système informatique d'enregistrement est bloqué. Derrière moi, quatre cent personnes tapent du pied. Les hôtesses ont l'air amusées plus qu'autre chose. Juste derrière les comptoirs en plastique, la queue vers la douane disparaît petit à petit. Après une demi heure, ça repart doucement. Une dame devant moi tente de resquiller et pose une petite dizaine de passeports sur le comptoir. Je la regarde et postillonne, "you're so fucking rude". Sans un mot, elle me fixe, et retire les passeports. Quatre minutes plus tard, j'ai passé la douane sans encombre et, je me cite, je me liquéfie de soulagement. Après un Moscou-Budapest d'anthologie, blindé de russes malpolis qui vident les bouteilles qu'ils viennent d'acheter en duty free, je me retrouve sans conclusion. J'écoute, une dernière fois, la peur au ventre, presque avec nostalgie, "Tables and Chairs", et je ferme les yeux, j'ai dit au revoir à la grande Russie. Avec la double impression de m'être fait abuser par elle, et d'être complètement passé à côté.