it's raining cicadas
"Much harbors in trivialities". Tour du propriétaire, tour du monde, tour de force -discret-, American Genius est le cinquième roman de Lynne Tillman, discret moteur de la fiction américaine qui fouille et invente (le premier pour moi, Haunted Houses trépigne dans la pile), cheveux hirsutes et pupilles noires comme celles d'Elfriede Jelinek, et c'est une tranche épaisse de monologue intérieur, une grosse tentative, avide de contemporainéité, de faire rentrer un monde entier dans une journée, une "institution" (un hôpital de jour, asile soft), et ce qui circule à la surface d'un esprit, une voix, un personnage. "Elle", focale obsessionnelle, compulsive, anxieuse, anhédone et diablement crédible, a une peau fragile, apprend des mots de Zulu, a des affaires en cours à régler avec une mère folle et un père trépassé, un raffinement exceptionnel en matière de chaises design Eames, comprend mieux le monde que vous ou moi, et sa lucidité, supérieure, la supplicie jusqu'à la pousser du centre de la société jusqu'à ses périphéries emmêlées. "Elle" admire son esthéticienne polonaise, ses camarades de la marge (un Kafkaïcien, un compte déchu, sa Contesa, des anonymes), et le monde comme elle le voit cahote au ralenti dans le tissu minuscule des mailles, grossies par l'ennui, le vide et le délitement, de la matière du quotidien, s'apesantit sur le détail abyssal du petit déjeuner, des draps rendus anonymes par l'odeur de la lessive, un feu dans le foyer de la chambre, par comment remplir le laps temporel infini qui sépare le déjeuner du dîner, là où le flot de l'empirique permet à l'esprit de faire sens des petites vanités qui l'entourent et le submergent. Comme "elle" le dit, l'analyse elle-même,
Memory revamps itself. The temporary is contemporary, flowing in the veins, though humans behave as if permanence beat steadily in every transaction and feeling, in imaginary edifices of lifelong connections, inspired and conceived to deny their limited lifespans. (158)Monologue héliocentré moins typique qu'il n'y paraît, le texte, d'un seul flot, avance en spirale, fouillant dans la toile des synapses, excitant les liens et les liants par la divagation, les allers-et-venues d'occurences-chorus (Leslie Van Houten, les maladies de peau, les matières, des chiens et des chats de l'enfance, les chaises, la nourriture, la polonaise, ses précédentes), des petits motifs rythmiques plutôt lents, réguliers, tranquilles, presque analytiques, quand l'écriture, sans démonstration tapageuse, demeure à tout moment étonnamment claire, distincte, lumineuse, précise. Loin de s'embourber dans les tours et détours du déroulement de l'esprit de sa persona obsessionnelle, Tillmann, control-freak éblouissante en pleine possession de moyens précieux, opère en grandes lignes claires, étirées, à joindre ou à déjoindre selon les moments de la journée, et provoque l'épaisseur à l'horizontal, dans la longueur de la lecture, les digressions que se bouclent, les périodicités qui nouent les réseaux autours des clusters d'obssession et de souvenirs rameutés sans flou plutôt que par un chaos artificiel d'idées emmêlées à pénétrer, puis, fatalement, à recomposer. Un grossissement par fluxes et refluxes, en quelque sorte, lumineux, décodage, aplatissement, organigrammage en temps réel d'un cerveau plutôt que calque cognitif ("cor(e)tex(t)", pour citer le Cognitive Fictions de Joseph Tabbi, qui s'intéresse soit dit en passant à deux romans antérieurs de Tillman) d'un personnage prisme qui en dit beaucoup sur la peau, thema horizon (le livre devait, à une époque, s'appeller American Skin, et Matthew Sharpe décrypte le livre en expliquant que Tillman fait faire à la peau ce que Melville faisait faire aux bateaux, "contenir des multitudes"), mais aussi, bien entendu, l'amérique, les dames et les filles, un amas linéaire de vues gigotantes, lucides, très douloureuses sur le destin des corps et des âmes dans la folie de l'helioself vaniteux, chichiteux de notre sordide, égocentrique condition, et, plus banalement, la quête de sens et de permanence dans le transitionnel du contemporain, les synapses, sur la page, de l'époque:
The brand of jeans that the odd inquisitive woman wears could have meaning, since everything means something, even if it is not anything much, negligible, or hardly worth mentioning, and, even though interpretations change and often meanings are temporary, especially those about a brand, her jeans still affect my relationship to her, since much harbors in trivialities, though not as much as in profound words and acts, whose significance can also be debated and more likely is. (154)